Un pèlerin à Tuckerman’s Ravine

« A pilgrimage to Tuckerman’s Ravine, the birthplace of extreme skiing, is a rite of passage for serious skiers and riders in the northeast. » (www.muvibe.com)

Je ne sais trop ce que j’ai avec la perception du temps, mais il me semble que de me replonger dans l’expédition à Tuckerman’s Ravine avec l’ami Luc est bien plus loin que la semaine dernière. On dirait que ça fait un siècle. J’exagère à peine. Lui, il y était déjà allé, moi pas. Le Mont Washington, au New Hampshire, culmine à 6 288 pieds. Ceci en fait la plus haute montagne de la côte est. Elle est réputée pour sa météo imprévisible et des records de vent (231 km/heure en avril 1934). La Ravine est un gigantesque cirque alpin. Un héritage de l’ère glaciaire qui fait le bonheur des riders de toutes sortes jusqu’à tard en juin, voire même en juillet.

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Un aperçu de ce qui nous attendait. Je ne possède pas les droits de cette carte. https://www.friendsoftuckermanravine.org

Les montagnes, quand on les voit de loin, c’est beau! Lorsque l’on s’approche, ça l’est encore plus! L’impression « que ce n’est pas si à pic que ça » s’efface brutalement pour laisser place à une autre qui dit « Kossé que je viens faire icitte moé? » Je suis resté sans voix pendant un moment, le temps d’observer la bête que je m’apprête à apprivoiser.

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Séb et Luc tout souriant à l’idée de rider Tuckerman’s Ravine!

Il m’arrive souvent, en voyage ou en me promenant en auto dans les montagnes, d’imaginer des lignes et des couloirs où l’on pourrait descendre. Ce n’est pas que j’ai la prétention d’être un « si » bon rider que ça ni que je voudrais descendre là où je vois ces lignes. C’est un genre de jeu juste pour voir ce que mon esprit pourrait trouver comme projet.

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Vue d’ensemble de la Ravine.

Ça fait partie de moi ce désir de « voir au-delà de ce que tu vois » comme dans le roi Lion, d’aller grimper le petit bout de montagne après la dernière remontée mécanique ou encore de partir en peaux de phoque pour aller rejoindre la montagne qui se trouve à l’horizon. J’aime beaucoup cette sensation de retrouver un genre de paysage de l’ouest sur la côte est! Déjà que mes souvenirs de Lake Louise et de Paradise Bowl sont encore bien frais à ma mémoire!

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Un bon bout de chemin à faire encore avant d’arriver.

Après une approche d’environ 1 h 30 avec ma planche au dos et mes bottes de rando aux pieds, je fantasmais solide à l’idée de manger le burrito que j’avais acheté au village. Il était encore gelé, l’enfoiré! Rendu au refuge, je croyais qu’on y était. C’est ça l’histoire avec les montagnes, comme avec l’amour, quand tu penses que t’es rendu, c’est encore un peu plus loin! Si proche et si loin à la fois…Du refuge, on a pu voir un échantillon du cirque et tenter d’établir un plan pour nos descentes. Et jaser avec de jolies filles qui passaient par là!

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« Holy shit! C’est quoi ce délire?

Nous avons continué notre chemin sur le sentier peuplé de roches. C’est encore loin Grand Schtroumpf? Ben oui, on est juste à l’entrée du cirque! Il y a encore un bout à faire avant de commencer l’ascension qui nous amènera dans « Left Gully ». Il me semble que je pompe l’huile depuis un moment et on n’a pas commencé à monter; ça promet! Je m’encourage en me disant qu’il ne reste qu’à monter! Chaque pas est un effort dans la pente à 50 degrés. On doit donner un coup de pied dans la neige pour se faire un escalier pour monter. Mon souffle est court et je m’arrête souvent pour le reprendre. Je suis incapable de ne pas regarder en bas. Autant pour voir le chemin parcouru que pour me convaincre que ce n’est pas si pire que ça. Je continue.

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À chaque pas suffit sa peine!

L’animal Skypowder est en feu ben raide et il est loin en avant. Une force de la nature celui-là. Ça fait un bon moment qu’on se connaît et il est dur à suivre, même en télémark. Ok, il s’est enfilé une bonne cinquantaine de sorties de ski cette année (y fait chier, je sais) ça aide. Faut que j’ajoute qu’on n’en est pas à nos premières escapades. Nous avons foulé le sol de la Gaspésie, du Utah, de Jay Peak, de Owl’s Head et du Massif du sud à maintes occasions. Pour une expédition épique ou pour aller voir le show d’adieu de Slayer à Ottawa, c’est à lui que je pense. D’aller virer à Tuckerman’s Ravine en ce 4 juin, c’est du Luc tout craché. Moi, je me suis contenté de me « préparer » en allant grimper le Mont Orford le plus souvent possible en splitboard. C’est aussi grâce à lui si je me fais plus confiance dans ce genre de périple. Merci, mon ami, tu es bien précieux!

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Puisque j’ai toujours rêvé de prendre la montagne dans mes mains, voici l’occasion de le faire!

Bon, ce moment émotif étant passé, la pente est toujours aussi pentue qu’avant. Les vautours rôdent et l’hélicoptère de l’armée fait des rondes pas loin! Beaucoup trop de stimuli pour un gars qui s’apprête de quoi de foutrement trop à pic. Je me rapproche de l’endroit où l’on va mettre nos planches. Luc y est déjà à l’aise comme une chèvre de montagne, en équilibre sur deux roches. Il a sa face du gars qui a échafaudé un plan douteux pour la suite des choses. Aux dernières nouvelles, il suggère de descendre « Left Gully » , la remonter et passer par la crête du sommet pour aller rejoindre « Hillman’s Highway » pour la 2e descente! Ça serait moins difficile, vu que c’est plat au sommet, qui disait l’animal! J’ai répondu un « oui, oui » bien timide par politesse! Dans ma tête, l’idée n’est pas mauvaise. Mais, est‑ce vraiment faisable? Tant qu’on ne sera pas montés sur la crête, on ne le saura pas.

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La dernière photo dans laquelle je vais sourire! C’est vraiment à pic comme ça!

Toujours est‑il que le spot où je vais mettre ma planche est large comme celle-ci. Je fais méga attention pour bien la mettre à l’envers pour ne pas qu’elle parte sans moi, ça serait vraiment mon genre. Si elle dégringole, elle va ramasser tout le monde qui monte et on va la retrouver en bas au village. Et pis moi, je serais pris pour descendre à pied! À ce moment, je chie sérieusement des taques à l’idée de descendre. Je finis de me préparer, j’attache mes bottes dans mes fixations et je suis prêt pour la descente. Ehhhh prêt? Même chose qu’avec des enfants : on n’est jamais vraiment prêt!

J’ai le cœur qui me débat et ma tête spinne comme ça n’a pas d’allure. Il y a soudainement plein de monde qui monte, dont les jolies filles de tout à l’heure. D’où sortent ces mongols qui veulent faire de la glisse en ce début de juin? Je suis debout sur ma planche, les talons ancrés dans la neige et la pointe des pieds à moitié dans le vide.

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Ah! Le sourire est revenu. La neige est bonne!

Pas très loin de moi, j’entends une fille qu’on a croisée plus tôt avec son chum qui dit : « Look, he’s doing it on a snowboard! He’s so courageous! ». Dans ma tête, ça sonnait plus comme « unconscious »! Entk, ce n’est plus le temps de penser. J’entends Luc qui me dit : « Faut y aller Séb ». Et il s’élance avec sa grâce naturelle. Moi, je visualise très bien ce que j’ai à faire : une traverse et faire un virage avant d’aller frencher le cap de roche qui est au bout. Ensuite, faire la même chose l’autre bord. Ça a presque fonctionné. Sauf que j’ai figé au moment de tourner! Pu capable de rien faire! Luc est déjà loin. Je suis seul, sur le bord de la panique dans « Left Gully ». Vous imaginez ma joie…Je vais essayer de descendre sur les talons. Nope, mauvaise idée! La neige part sous mes pieds. C’est trop étroit et trop à pic pour faire ça. Je me ressaisis. Si je peux faire le prochain virage, je peux tous les faire! J’amorce mon virage, je sens que je me retrouve 5 pieds plus bas et que mon cœur est resté plus haut. Je continue, même chose de l’autre côté. Le terrain s’élargit, j’ai même le temps d’observer et d’entendre les gens qui montent. Les virages s’enchaînent, ce ne sont pas les plus beaux, mais ils me rapprochent du bas de la pente.

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Luc qui file à vive allure! La neige est molle et abondante, pas encore transformé en gros sel.

Luc m’attend plus bas. Si on veut, on peut encore descendre. Il me demande :« on remonte? » Vous vous souvenez de son plan? Remonter et passer par la crête? Mes jambes sont dures comme de la roche et je ne sais pas si j’ai apprécié ma descente. Je crois que d’être là et d’avoir survécu me suffit! « Es‑tu malade?!? Là, j’ai faim, je veux mon burrito même s’il est semi-gelé et boire la cannette de cidre. J’aurais dû en prendre 2 ou 3 juste au cas. J’ai vraiment besoin de manger et d’un remontant. « OK, pas de troubles », me dit‑il. On chill et on voit après. Je vais lui donner ça, il respecte mon rythme. Ce n’est pas un léger détail.

Donc, on est redescendus vers le refuge et on est allés trouver un spot à l’écart, en chemin pour « Hillman’s Highway » juste au cas où je voudrais changer d’idée. M’asseoir et enlever mon sac m’a fait le plus grand bien. Presque autant que le burrito! La can de cidre n’a pas fait long feu. J’essaie toujours de comprendre ce que je venais de vivre comme sensation. J’aurais pu me rouler en petite boule et m’endormir là, entre deux rochers, avec la mousse comme oreiller.

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Luc et Séb et tuckerman’s Ravine!

Le St‑Jacques avait les yeux qui disent que la saison n’est pas finie. Non négociable, un absolu de détermination illuminait son regard. Moi, de mon bord, j’avais retrouvé des couleurs, un fond de courage et de force. Je me suis dit : « J’y vais et je monte le plus loin possible ». On est partis légers, avec nos planches seulement. C’est en traversant un cimetière de roche, héritage d’un éboulement de l’époque glaciaire qui a arraché tout sur son passage, que je me demande si ma vue fait défaut. Mais, il me semble que c’est encore plus à pic que ça semble l’être! Chaque pas redevient un effort. Ma volonté tente de s’imposer et j’ai encore bien envie de faire encore quelques virages en ce 4 juin.

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Hillman’s highway. Ça apparait presque pas à pic et pourtant…

Même si le soleil chauffe mon visage, je sens mes forces m’abandonner. La fin est proche. J’ai beau vouloir suivre Luc, j’ai passé à travers la croûte de neige (4-5 pouces) et je me suis retrouvé les bottes dans un ruisseau qui coule en dessous. Je rassemble mes forces pour me sortir de ce faux pas et je passe à travers la croûte de neige à nouveau. Mon genou se cogne solidement sur une roche. Je sacre et je chiale. Luc me demande si je suis correct. Je réponds que oui mais que je vais attendre ici. J’ai vraiment tout donné.

Il est  reparti. Pas arrêtable, je vous dis! En regardant au loin où mon ami est rendu, je me dis qu’on n’est jamais sûr de rien. Et, en montagne, c’est encore plus vrai. Si l’on est irrespectueux des éléments ou gonflé d’ego, elle peut nous remettre brutalement à notre place. C’est alors mon devoir, de veiller sur mon ami parce que ; s’il se pète la gueule ou se disloque une épaule, j’ai beau avoir mal aux jambes, il va falloir que je monte le chercher!

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J’aime bien la vue!

Je me suis concentré à regarder la montagne. Le soleil réchauffait mes membres. Le paysage a quelque chose d’une autre époque, un brin surréaliste. Comme si tout ça avait été placé récemment, mais, en fait, ça fait bien longtemps que c’est ainsi. Les roches sont énormes et sont entassées au bas de la coulée. Ça a dû frapper fort quand ça a tombé.

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Quelques centaines de mètres plus haut, je le vois mettre ses skis. Il s’élance sur « Hillman’s Highway » en enfilant des virages agressifs, bien campés sur ses carres, filant à vive allure. J’imagine son sourire et ce à quoi il pense. Probablement à rien, juste au prochain virage. Vivre le moment présent, être dans l’instant. Être le moment. J’en profite pour prendre les dernières photos en action de 2019. Il arrive et je retrouve mon ami fier d’avoir repoussé ses limites et les limites de la saison de ski. Il regarde plus haut dans la montagne, on peut apercevoir ses traces dans la neige molle de juin. Il en reste éberlué un peu; ça ne lui arrive pas souvent. On se fait un highfive et on attaque la descente de retour. La bière va être bonne!

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Luc en action, en pleine conscience, attaquant chaque virage avec grâce et conviction. son surnom n’est pas « Skypowder » pour rien!

Tout le long du chemin de retour vers la base de la montagne, je me sens dans les vapes. Et aussi, il faut que je me l’avoue, à moitié satisfait de ma journée. Je suis fâché contre moi d’avoir figé en haut et de ne pas avoir descendu comme je peux le faire. Un genre de mix feeling plus ou moins agréable.

Y paraît que Tuckerman’s Ravine est un rite de passage. J’imagine que je suis rendu dans le « other side », comme dans la toune des Doors (Break on through) et que j’ai réussi mon examen d’entrée. Je suis un rideur extrême. J’ai donné tout ce que j’avais et j’ai fait de mon mieux. L’envie d’y retourner me traverse chaque jour depuis. Même chose pour retourner dans les Rocheuses. Ça fait partie de moi tout ça. On est arrivé en bas, je me suis retourné et j’ai fait mon salut à la montagne en lui disant merci de m’avoir laissé repartir et à la prochaine fois.

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Le repos du guerrier.

P.S. Pour ceux que ça intéresse, j’ai englouti mon 2e burrito sur le bord d’un ruisseau avec une bière bien méritée. Il était dégelé (y’était ben mieux!). Sur le chemin du retour, j’ai combattu le sommeil avant de plonger dedans, en ronflant, alors que Luc contemplait le soleil qui se couchait sur le paysage de la Nouvelle-Angleterre.

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Jusqu’au bas du cirque glaciaire, il n’y avait pas de neige.

Sébastien Boismenu

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